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Une certitude de l'attente



Brigit Meunier-Bosch​

     Il suffit de quelques moments dans l'atelier de Philippe Lamy pour mesurer la durée de « l'impatience Â» de la peinture : les toiles sur le mur qui recueillent les coulures, les couleurs qui travaillent silencieusement à l'apparition d'une terre ; les traces en chute sur les bâches transparentes protégeant les murs qui rythment encore d'autres temps de la couleur et d'autres processus, qui enveloppent l'espace d'une rumeur souple et incessante. Plus bas, les gouttières qui récoltent le jus, la sève de ce goutte-à- goutte de la peinture. Les pots au sol, pigments en attente de réanimation, touillés, reposés, éprouvés. Enfin, posées au sol à proximité d'une fenêtre, des petites toiles comme luminescentes se métamorphosent. Topographies translucides ou frémissements organiques, le temps s'étire ici à l'horizontale pour mieux capturer la lumière.


     La peinture de Philippe Lamy semble concentrée là, dans cet espace, ce laboratoire où le lent processus sériel de sédimentation de la matière est révélé physiquement dans son recommencement, son obstination à atteindre la peinture. Toiles, murs, sols, outils, dispositifs, objets... Aucun d'eux n'échappe à ce déroulement. Parce que plus que le geste ou la manipulation de la couleur c'est l'intervalle entre chaque dépôt, chaque réaction, chaque surface, chaque manifestation de la peinture qui en détermine le rythme, le cheminement temporel indispensable à sa pensée, à sa substance.



     Depuis les anciens territoires traversés du paysage jusqu'aux dernières séries jaunes ou transparentes du peintre, l'intervalle est une dynamique. Il rythme le parcours de la peinture sur une toile, produit des espacements, des écarts entre deux corps de la couleur. Il est là entre chaque couche ou strate qui défie le certitude du peindre. Il pose les distances entre deux toiles, entre deux moments de la construction. Il installe le temps et la sonorité de la peinture.


     Il est le trait d'union, le pointillé de cohésion et de persévérance d'une peinture qui finit par regarder le peintre. A partir de cette rythmique complexe de l'expansion de la couleur et du mécanisme presque autonome de la formation du « tableau Â» s'élabore une entité picturale, dont chaque suite met à jour des qualités et des explorations particulières, car il s'agit bien pour Philippe Lamy d'interroger obstinément la peinture.

Il y a donc des séries peintes qui développent des qualités phénoménales propres à chaque séquence, entretiennent entre elles des relations de stimulation et de réaction et construisent depuis plusieurs années le

cheminement de la peinture, la traversée toujours surprenante dans la couleur.



     Le Camarade aviateur déploie ses ailes est une série référente à plusieurs titres. La question de la figure, son apparition ou disparition derrière le voile peint se résout dans la forme du mouvement de la peinture. Les tableaux de la série explorent une instabilité de la couleur, le bleu, et confirment le processus répétitif du dépôt de la matière colorée sur une toile et de la formation résonnante de l'espace et du temps de la peinture. La couleur joue toujours un rôle déterminant dans le déroulement du voyage. Elle est la « forme Â» préalable à la rumeur de la peinture, son rythme et sa fréquence ; elle est toujours cet intervalle, cet état intermédiaire entre deux extrêmes qui mène à la concentration.


     Il n'y a jamais d'égarement dans la couleur ou l'étentue colorée. Il y a cette déambulation attentive, cette

disponibilité du peintre à « accompagner Â» et non faire la peinture.

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     Les grandes toiles de la série Voyage au Pays des Monts et des Fleuves sont nourries de cette idée de traversée, d'un espace paysage où la couleur/lumière enveloppe ou voile les promesses d'autres déplacements. Et la couleur alors de prendre forme, trace, ligne, ponctuation de toile en toile comme déjà cet intervalle ténu et fondateur de l'attitude et de l'écriture à venir du peintre.

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     Et depuis « cette ligne qu'il habite... qu'il peint de l'intérieur Â», Philippe Lamy poursuit son inlassable expérience avec la seule certitude peut-être de cet étonnement à participer (même dans l'attente) à un extraordinaire processus vital de la peinture. Les dépôts de la couleur sur le bord du tableau sont des pulsations matérielles et temporelles qui déclenchent un mécanisme de métamorphose de la surface et qui au fur et à mesure qu'ils la nourrissent en révélent les qualités organiques.

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     Ce n'est pas par hasard si les dernières séries de petits formats sont élaborés à plat, la couleur portée à un tremblement translucide, disposée en pullulement cellulaire ou formation de « flaques Â» géologiques. Ici encore, là où la couleur semble sur le point de sa disporation, l'accumulation patiente des sédiments de lumière ranime son épaisseur et sa durée. Réintégrant la verticalité de la présentation au regard, la série acquiert à nouveau sa lisibilité défilante et reprend possession du territoire plus étendu de la peinture. Les reliefs du transparent mangent le bord des tableaux et grignotent leurs intervalles. Extrêmement sensibles aux variations lumineuses, ils modifient sans cesse le mode de déambulation et la nature du visible.
 

     Le visible dans la peinture de Philippe Lamy suppose toujours l'invisible, le dessous, le dedans de la surface. Au premier regard, souvent, cette sensation enveloppante et confuse de la couleur qui s'écoule, se repand dans et hors les espaces définis par les ensembles de toiles. Ces jaunes et ces rouges qui mettent à distance et simultanément aspirent dans le flux de la peinture. Alors, toute la complexité du phénomène apparaît lentement comme un temps inversé du processus de recouvrement. La couleur est là sous une croûte, une peau frémissante qui respire encore un écart, un entre-deux qui révèle tous les possibles de la peinture. Entre chaque dépôt, la respiration d'une couleur qui prend place sur la toile et prépare au paysage. Entre chaque toile, un espace pris comme une mesure qui suggère en rythme de la traversée.

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     C'est à cette vigilance à l'apparition de la peinture que l'on doit (paradoxalement) la présence si forte de celle de Philippe Lamy. Il en déroule toutes les durées de son accomplissement, de son projet à la manifestation, de son attente à son « retard Â». Il en élargit les champs d'interventions et de perceptions et chacun des territoires où elle demeure ou simplement qu'elle traverse, s'étend vers d'autres intervalles.

                                                                                                                                                                     

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